L’entrepreneur
d’aujourd’hui anticipe l’évolution de son marché, prend des décisions
dans ce sens et en suit les résultats afin d’engager les actions correctives nécessaires….en
quelque sorte il « pilote » son entreprise.
C’est sur la base de ce constat que nous avons décidé d’interviewer un expert, sous le prisme de l’Activity Based Management (ou ABM) si prometteur à ses débuts mais assez peu mis en œuvre depuis, du moins en France. Cet expert est Jean Louis Leignel, fondateur de M.A.G.E. Conseil et ex vice-président de l’AFAI (Association Française de l'Audit et du Conseil Informatiques) en charge de la Gouvernance des Systèmes d’Information. Au-delà de son expérience des systèmes d’information il a surtout été en charge du contrôle de gestion dans de grands groupes internationaux comme Saint Gobain, Schneider Electric ou LVMH.
Bickley Park : ABM, à l’instar d’ABC et d’ABB, apparait
pour beaucoup de dirigeants comme une démarche
très théorique. Pouvez nous en quelques mots nous expliquer ce que
signifient ces acronymes et comment ils s’articulent entre eux, dans quel
objectif ?
Jean Louis Leignel : Qu’on pense
« pilotage de la performance » ou pilotage d’un bateau, on
commence par se fixer une « cible »,
puis on définit la trajectoire
optimale et les moyens nécessaires
pour l’atteindre. Ça n’est qu’ensuite qu’on va devoir se préoccuper de
« faire le point » régulièrement pour connaître sa situation réelle
et prendre toutes les mesures nécessaires (plans d’action) pour corriger
d’éventuelles dérives.
De la même façon, si on veut utiliser l’ABM comme outil de
pilotage de la performance, il convient de commencer par l’ABB (Activity Based
Budgeting), qui permet d’élaborer un budget
prévisionnel construit à partir de prévisions de ventes ou de production et
intégrant un ensemble d'objectifs de
performance qui sont nécessaires à l’atteinte de la marge
« cible ».
La suite logique de l'ABB, c'est l'ABC (Activity Based
Costing) prévisionnel. A partir du même « modèle », on calcule les
coûts des activités, des produits et services à tous les niveaux. On arrive
ainsi à des notions de coûts standards, de coûts prévisionnels, de coûts et de
marges prévisionnels.
L’étape suivante est l'ABM (Activity Based Management). On analyse les écarts de performance entre
le réel et les objectifs ABB, pour en déduire des plans d'actions. On a
besoin pour cela d'une collecte d'informations réelles de toutes natures, qui
seront intégrées dans le modèle : quantités vendues, chiffre d’affaires,
quantités fabriquées de produits semi-finis/composants/matières, heures de
production, dépenses par centre de responsabilité, etc...
En utilisant toujours le même modèle et les mêmes
informations, on peut enfin faire de l’ABC réel pour calculer les coûts
unitaires réels des produits et services. Ces coûts sont évidemment
intéressants à connaître …mais ce ne sont que des
« résultats » ! En termes
de pilotage, il est plus important de connaître ce qui s’est passé au niveau
des « leviers d’action » ayant conduit à ces résultats.
En procédant ainsi, on évite de tomber dans une démarche
purement comptable de calcul de coûts, comme c’est trop souvent le cas quand on
se focalise sur l’ABC seul. En mettant en place une démarche ABB/ABC/ABM, on
construit un outil de management
très concret et très opérationnel, ce qui n’est pas pareil !
Bickley Park : dans
quel type d’entreprise une démarche ABM
est intéressante à mettre en œuvre ?
Jean Louis Leignel : Cette approche est intéressante
pour tout type d’entreprise fabriquant des produits
très variés à partir de ressources polyvalentes. Plus la variété de produits et services sera grande,
plus les ressources utilisées pour les produire seront mutualisées, et plus l’application d’une démarche ABB/ABC/ABM sera
intéressante et utile. C’est le cas par exemple des hôpitaux et des DSI
(surtout lorsqu’elles prennent la forme de GIE).
S'il n'y a pas quelque part un conflit pour l'allocation des
ressources à travers du matriciel et de la transversalité, ces approches, qui
représentent des méthodes de gestion sophistiquées, ne se justifient pas
vraiment.
Bickley Park : ABM apparait souvent comme la démarche
des contrôleurs de gestion, mise en œuvre par eux avec un sponsor fort qu’est
le directeur général. Quelle gouvernance est réellement efficace pour réussir ABM dans
la durée ?
Jean Louis Leignel : Si on considère l’ABM au sens
complet ABB/ABC/ABM, on voit bien qu’il s’agit là d’un outil de « pilotage
de la performance » d’une entreprise, avec des conséquences fortes en
termes d’évaluation du management (à
tous niveaux) par rapport aux objectifs
négociés dans le cadre de la démarche
budgétaire. C’est donc un système de
management, qui peut avoir de fortes incidences en ce qui concerne la gestion
des ressources humaines et les rémunérations.
Une telle méthode de management ne peut donc être mise en
place que sous l’impulsion de la Direction Générale et avec la participation
des principaux responsables opérationnels de l’entreprise …. le sponsoring du
seul Directeur Financier n’est pas suffisant, alors qu’il pourrait l’être pour
une démarche limitée à un calcul de coûts ABC !
Une fois implantée, l’animation de cette démarche doit être
confiée au Contrôle de Gestion, qui pourra ainsi remplir son rôle fondamental, qui est bien l'aide à la prise de décision au niveau
des directions générales ou des directions opérationnelles.
Bickley Park : mettre en œuvre ABM demande de refondre son système d’informations.
Ces dix dernières années on a vu les éditeurs d’ERP et de solutions
décisionnelles proposer des modules dédiés à cette démarche. Faut-il vraiment
une telle refonte du système d’informations comme prérequis à ABM ?
Jean Louis Leignel :
L’ABM ne doit pas nécessiter une refonte du système d’informations….si tel
était le cas, cela voudrait probablement dire que le modèle a été mal
construit, ce qui peut arriver lorsqu’il n’a pas été pris dans le sens ABB
comme préconisé ici. En effet, le système d’informations opérationnel, qui est
destiné à faire tourner l’entreprise au quotidien, peut certes nécessiter une
refonte…mais ça sera alors dans le cas de besoins opérationnels (prise de
commandes, planification de la production, approvisionnements, facturation,
etc…) uniquement. Les ERPs, au sens propre, peuvent dans certains cas apporter
des solutions pertinentes pour aider les entreprises à améliorer ces processus
opérationnels.
Mais, le « décisionnel » (même s’il est vendu par
des éditeurs d’ERP…) c’est autre chose !
Il s’agit d’un système de « pilotage » comprenant les
fonctionnalités décrites ci-dessus. Ce système comporte principalement des
données prévisionnelles et des objectifs, qui, par nature, ne proviennent pas
d’un système opérationnel (ERP ou non….).
Il doit bien sûr être alimenté en données réelles provenant des systèmes
opérationnels, mais cela ne suppose en
aucun cas qu’il entraîne une refonte de ces systèmes…tout au plus peut-il
induire quelques aménagements au cas
où certains « leviers » révélés par la mise en place du modèle ABM ne
figureraient pas dans ces systèmes « amont » !
En ce qui concerne les systèmes « décisionnels »
proposés par les éditeurs d’ERP, il est à noter qu’ils ont été conçus dans une
optique ABC de répartition de charges connues par ailleurs pour calculer des
coûts et non pas dans une optique ABB de détermination des ressources et des charges
nécessaires à la réalisation des objectifs de l’entreprise. Compte tenu de ce
« pêché originel », on observe qu’ils ont beaucoup de mal à changer d’optique pour devenir des outils d’aide à la décision…ce qui serait quand
même le minimum pour du « décisionnel » !
Bickley Park : pour beaucoup, ABM est plutôt l’affaire
des grandes entreprises qui peuvent allouer des moyens conséquents à sa mise en
œuvre. Comment implanter cette démarche
dans une PME ?
Jean Louis Leignel : C’est la complexité des processus de production des produits/services qu’il
faut considérer et non pas la taille des entreprises. On peut en effet trouver
de petites entreprises avec des processus complexes, et, à l’inverse, de
grandes entreprises avec des processus simples de consommation des ressources
par les produits/services.
Pour une petite entreprise, qui aurait des processus de
production complexes, il est évidemment important d’y voir clair dans la
consommation de ses ressources …probablement plus encore que pour une grosse
entreprise qui peut s’offrir le luxe (pendant quelque temps du moins …) de
subventionner certains produits par d’autres.
Dans ce cas, il est normal qu’elle consacre quelque effort à
la mise en place de cette démarche…en restant bien sûr dans les limites du
raisonnable par rapport à la taille de l’entreprise et aux enjeux. Et ce,
d’autant plus que l’effort financier n’est pas forcément très important si on
évite les « usines à gaz » chères et souvent inutiles en construisant
le modèle dans une optique ABB
d’élaboration budgétaire articulée autour d’indicateurs de performance clés,
sur lesquels le management aura à se fixer des objectifs d’amélioration ….en
procédant ainsi on se concentre obligatoirement sur l’essentiel !
Bickley Park : si vous devez convaincre un entrepreneur, dirigeant de PME française, de
l’intérêt d’ABM, quels sont les cinq mots clé que vous utilisez ?
Jean Louis Leignel :
- Pilotage de la performance
- Management basé sur l’atteinte d’objectif
- Responsabilisation
- Maîtrise des coûts par une meilleure allocation des ressources de l’entreprise
- Amélioration de la marge opérationnelle par d’éventuelles actions de rééquilibrage du portefeuille « produits x clients »
Thierry Biyoghé