Bickley Park : Dans
le même ordre d’idée, comment calculer
le retour sur investissement d’un tel projet ?
Muriel Lanchard : Comme vous l’avez très bien précisé dans
votre introduction, un projet de Knowledge Management est conditionné par son
inscription dans la durée, encore plus dans les sociétés de services qui
travaillent sur du capital immatériel. Très vite, en effet, se pose la question
du retour d’investissement chiffré et tangible.
Certains indicateurs, propres à chaque secteur
d’entreprise, peuvent être choisis et complétés en fonction des nouvelles
actions liées au Knowledge Management. On peut citer comme exemples de
critères quantifiables :
- la réduction du
temps de vente au niveau des démarches commerciales,
- la diminution des
coûts de production pendant les projets,
- l’amélioration de
la qualité,
- la part
d’innovation dans les méthodes,
- l’élargissement
de l'impact des projets, à une population professionnelle plus large par
exemple…
car le
retour d’investissement en matière de Knowledge Management est avant tout humain : meilleure
connaissance des clients de l’entreprise, nouveaux sponsors du projet en
interne, nouveaux supports de formation, etc.
Les chiffres sont incontournables, les directions
générales les demandent. Mais j’ai souvent proposé à mes clients de se poser la question inverse : quels sont les risques pour mon entreprise
à ne pas engager de démarche de Knowledge Management ?
C’est ainsi que l’on identifie les vrais enjeux et donc les risques à ne pas
prendre :
- le risque
d’augmentation des coûts commerciaux et de perte de contrats,
- ou encore le
risque de surcoût à « réinventer la roue » faute de capitaliser le
savoir-faire,
- et à terme,
inévitablement, un risque majeur de perte de compétitivité et de crédibilité
sur le marché.
Bickley Park : Souvent c’est la Direction des Ressources
Humaines qui est à l’initiative d’un
projet de Knowledge Management et le porte ;
pourquoi, selon vous ?
Muriel Lanchard : Ayant répondu à la question du retour
d’investissement par le prisme de l’humain, nous avons déjà justifié ce choix, au
moins en partie.
Maintenant, si l’on s’attache à toute la chaîne
de valeur humaine de l’entreprise ou de la structure pour laquelle on imagine
un projet de Knowledge Management, je considère que la gestion des connaissances est indissociable de la gestion des
compétences qui est même un préalable à tout système de Knowledge
Management.
Qui sera plus légitime que la Direction des
Ressources Humaines pour apporter le liant nécessaire entre la gestion des
connaissances et :
- un référentiel de compétences, qui aidera
au choix des savoir-faire sur lesquels capitaliser,
- un plan de formation, qui permettra une
diffusion des savoir-faire sans coût supplémentaire pour l’entreprise ?
La Direction des Ressources Humaines sera
naturellement attentive à la conduite du changement nécessaire dans toute
démarche de Knowledge Management, quel que soit le nombre d’utilisateurs
concernés ; car le Knowledge Management apporte un changement dans la manière de travailler, de la production
individuelle à la connaissance collective. Un célèbre éditeur m’a parlé un
jour de « jouer collectif ». C’est bien ainsi que l’on gagne les plus
beaux matches, n’est-ce pas ?
Bickley Park : Dans certaines entreprises (les éditeurs
de logiciels, par exemple), la mise en place d’un système de Knowledge Management
est accompagnée d’incitations
quantitatives, c’est-à-dire d’une rémunération variable liée à des
objectifs d’alimentation des bases de connaissances, auprès des
collaborateurs ; pourquoi ne pas généraliser ce type d’incitations ?
Muriel Lanchard : Pour parler de Ressources Humaines une
fois encore, j’insiste toujours pour que le Knowledge Management, en tant que
contribution à la production de l’entreprise, soit inscrit dans les objectifs de chacun, que ce soit sur les projets
internes ou les projets des clients.
En revanche, je ne suis pas convaincue que
l’incitation doive toujours être assortie d’une rémunération variable. En
effet, le Knowledge Management est un
état d’esprit auquel il s’agit de faire adhérer tous les salariés de
l’entreprise, à commencer par les nouveaux entrants. A mon sens, la
sensibilisation au Knowledge Management est un vrai temps de formation qui
trouve toute sa place dans le cursus d’intégration des nouveaux embauchés.
De la même manière, les jeunes contributeurs au
système de Knowledge Management doivent être « récompensés » pour
leur apport, mais ne le faire que par un bonus serait réducteur. Les nouveaux
embauchés ont besoin d’être valorisés pour leur acquisition de compétences, à
titre individuel, mais également dans le cadre de leur communauté de pratiques
ou de savoir-faire. Le manager de la communauté peut communiquer au-delà du
cercle communautaire sur le développement d’une démarche, la formalisation d’un
retour d’expérience… Il peut se faire aider par la Communication Interne pour
faire connaître et reconnaître la capitalisation d’un contributeur motivé au
sein de la communauté.
Si la gratification passe par une rémunération
variable, n’oublions pas l’objectif de transmission des savoirs. Le système
sera alimenté par une communauté
vivante, motivée, communicante… Le Knowledge Management est avant tout une
manière de travailler.
Bickley Park : Certaines entreprises structurent dès le
départ leur projet de Knowledge Management autour de la technologie, orientée partage de contenus, alors que d’autres privilégient le développement des communautés de pratiques, sur la base
d’un travail avec le management ;
quel est votre retour d’expérience et votre conseil en la matière ?
Muriel Lanchard : J’ai connu les deux approches, non par
choix personnel, n’ayant pas une culture technologique à la base !
Comme nous l’évoquions précédemment, la condition
sine qua non d’un projet de Knowledge Management est son insertion dans la
stratégie managériale. Le plan stratégique à moyen terme donne donc les
contours et la trajectoire du Knowledge Management.
Dans l’Entreprise idéale, j’ai envie de dire
qu’il est plus simple de structurer d’abord et d’outiller ensuite, la
technologie venant alors en support d’une démarche humaine. N’oublions pas que
pour mener un projet d’une telle envergure, il faut des hommes avant tout… y
compris pour gérer la partie technologique du projet le moment venu !
De mon expérience, j’ai appris des différents
projets vécus dans des entreprises ayant une identité forte et une culture
d’entreprise très riche, que le choix dépend :
- de la taille de l’entreprise ou plus
précisément de la première cible de
contributeurs au projet : 10 personnes peuvent déjà constituer une
communauté de pratiques autour d’un savoir-faire et utiliser pour commencer les
outils informatiques du quotidien ; lorsqu’on atteint une cible de 200
personnes, il faut admettre que les personnes ne se connaissent pas toutes,
qu’un accès à un espace de partage structuré aidera à la sécurisation des
échanges et à la motivation des personnes physiquement éloignées ;
- ce point nous
amène naturellement à la géographie
de l’entreprise : j’ai eu la chance d’évoluer dans des entreprises en
croissance rapide, en particulier à l’international. Dans ce cas, considérant
que certaines personnes ne se rencontreront jamais, surtout dans un contexte
économique où les déplacements tendent à se réduire, la plate-forme technologique contribuera à la dynamique et à la
réussite du Knowledge Management ; le maître mot dans cette problématique
est « l’anticipation » car il faut définir le moment juste d’entrée en scène de la technologie ;
- et qui dit international, dit gestion des connaissances dans différentes langues ; personnellement,
je n’œuvre pas pour le « tout anglais ». La prise en compte de la ou
des langues véhiculaires de l’entreprise est capitale notamment pour l’accès de
tous aux connaissances fondamentales, mais il est important de donner à de
petites communautés, dont le marché d’intervention est local, la possibilité de
capitaliser dans leur langue avec l’apport culturel propre au marché. Et tout
traduire dans la langue « officielle » de l’entreprise n’a pas
d’intérêt dans ce cas.
Avec le recul, l’opportunité de prendre part à
des projets alliant ou pas les deux approches est une expérience qui permet de
comparer les approches, de prendre le meilleur de chacune et d’en déduire les
points clés pour les faire fonctionner ensemble : du Knowledge Management
dans le Knowledge Management en fait !
Bickley Park : L’objection principale des collaborateurs
sur l’alimentation des bases de connaissances est que cela prend du temps en plus de leurs opérations
courantes ; comment la levez-vous et quelles sont les solutions
possibles pour diminuer ce temps ?
Muriel Lanchard : Gérer le temps dédié à l’alimentation des
bases de connaissances est aussi un acte
de management d’équipe ! Il est essentiel d’expliquer le plus en amont
possible que le temps investi au départ est autant, si ce n’est plus, de temps
gagné dans les projets suivants.
Si personne n’alimente les bases de
connaissances, alors vous n’y trouverez jamais rien ! C’est ce qu’il faut
expliquer et communiquer à tous. Contribuer à la capitalisation est une vraie
phase de travail, que ce soit en avant-vente ou en production. Une
capitalisation à valeur ajoutée n’est pas une collection de documents, mais une
sélection de méthodes, de retours d’expérience, d’extraits de documents de
projets commentés, comparés et mis à jour… quoi de plus formateur pour un jeune ?
Et quelle référence pour un manager !
Donc, pour diminuer le temps, pensons qualité et non quantité. Il faut être
sélectif dans ce que l’on va mettre en ligne. Et pour aider les contributeurs,
les garants du Knowledge Management se doivent de communiquer sur une structure
simple, comprise et acceptée de tous. D’autre part, il revient au manager d’octroyer
du temps aux plus jeunes pour capitaliser, et ce dès le début d’un projet, sans
attendre la fin, pour plus d’efficacité collective au quotidien.
Bickley Park : A la lumière de votre expérience, peut-on
qualifier la culture des managers en France de culture orale ou écrite en ce
qui concerne la transmission du
savoir-faire ?
Muriel Lanchard : Parlée, sans hésitation… écrire demande
plus d’effort et d’investissement !
Le manager français a « peur », à tort
je pense, d’être dépossédé de son savoir
s’il le formalise. A mon sens, cette
crainte n’est pas justifiée, pour deux raisons principales :
- premièrement, on
ne réutilise correctement et à bon escient que ce que l’on a compris,
- et on ne transmet
bien que ce que l’on maîtrise « sans support ».
Dans l’esprit du manager français, « je
raconte l’histoire, mais je ne donne pas ma présentation ! ». C’est
d’autant plus surprenant que ce sont souvent les mêmes qui sont les plus
prolixes sur les réseaux sociaux pourtant moins protégés. Ce sont encore les
mêmes qui veulent du « tout mobile » pour ce qui est de l’accès aux
bases de connaissance de l’entreprise.
Idéalement, oral et écrit devraient former un
ensemble harmonieux et complémentaire.
A titre personnel, j’ai toujours considéré que ce
que je formalisais au sein d’une entreprise lui appartenait. Ma capitalisation
bénéficie forcément de ce que l’organisation avec qui je travaille m’a
enseigné. C’est une relation donnant-donnant. En bref, l’écrit est important
pour fixer les savoirs de l’organisation, et l’oral permet de former. Dans toute organisation humaine, il faut
des écrivains et des conteurs.
Bickley Park : Dans le même esprit, avez-vous vécu de
grandes différences entre les pays
dont vous avez piloté le Knowledge Management, pour ce qui est de la
transmission du savoir-faire ?
Muriel Lanchard : Evidemment, et j’ai vécu ces différences
avec bonheur, comme un grand voyage ! J’ai à ce jour une belle collection
de « cartes postales de la connaissance », culturelles et
linguistiques, et j’espère bien ne pas m’arrêter là !
Dans chaque pays, il y a une culture et une
langue qui sont étroitement liées, et les codes
de communication sont également spécifiques à chaque région du Globe.
Les différences d’application des grands
principes du Knowledge Management, ainsi que la priorité donnée à un projet,
illustrent bien la dominance du facteur humain dans le Knowledge Management.
A titre d’illustration, et sans aucun stéréotype,
je peux citer quelques réussites dans le vaste domaine du Knowledge
Management : l’art de la synthèse allemande dans les phases d’avant-vente,
des séances de formation très interactives au Royaume-Uni, des forums
techniques espagnols dignes des meilleures « tertulias », une
communauté de pratiques « sans fuseaux horaires » animée par des
ingénieurs indiens, la décontextualisation comme base du retour d’expérience en
Suède…
Bickley Park : Pour une entreprise française présente à l’international (avec des langues de
travail nombreuses et différentes à l’instar de ce qui existe en Europe)
comment déployer un système de Knowledge Management Corporate et non l’addition
d’instances locales du Knowledge Management ?
Muriel Lanchard : Un projet de Knowledge Management est,
comme nous l’avons dit, un projet de Management. Pour pouvoir le déployer au
niveau Corporate, il est donc important, dès sa genèse, de le positionner au niveau Corporate, de l’annoncer et de le piloter au même niveau, quelle que soit
la Direction qui s’en occupe : Direction des Ressources Humaines,
Direction Générale…
Pour cela, il convient de dissocier l’organisation du projet de la structure de l’entreprise :
ne pas penser pays, entité, secteur… ne surtout pas compartimenter le projet en
micro-projets, mais penser compétences, et ce de la manière la plus transverse
possible, ce qui n’empêchera en rien des ajouts au fil du projet. Il faut
toujours garder en tête que le système évoluera, et chaque itération doit
pouvoir se gérer de manière simple, sans révolutionner le projet de départ.
Il ne s’agit pas de freiner les initiatives
locales lorsqu’elles existent, car elles prouvent bien l’adhésion au projet et l’envie de faire, mais au
contraire de les accompagner et de
leur donner les clés pour s’insérer dans le projet Corporate.
Il est essentiel que tout le monde se sente concerné dès le lancement du projet en
y associant tous les savoir-faire de l’entreprise. La légitimité du projet
raisonnera d’autant plus que le Management l’aura sponsorisé largement.
Bickley Park : Finalement, est-ce que partager le savoir entre
collaborateurs, de façon écrite et structurée, c’est naturel ?
Muriel Lanchard : Finalement… et franchement… non !
Mais restons optimistes, le marché nous envoie bon nombre de signaux positifs.
Aujourd’hui, en France, le Knowledge Management n’est plus
« réservé » aux cabinets de conseil. Ces mêmes cabinets l’ont mis en
œuvre chez des clients, et des entreprises de tous secteurs et de toutes
tailles ont déjà créé la fonction pendant que d’autres déploient des démarches.
Le champ des possibles est très large, et le contexte économique local et global nous
encourage à structurer et à partager toujours plus notre connaissance pour
améliorer notre efficacité et notre productivité. Et pour le moral des
troupes, honnêtement, préférez-vous parler de réduction des budgets ou de
partage des savoirs et d’acquisition de nouvelles compétences ?
Merci Muriel Lanchard,
Thierry Biyoghé