mardi 1 octobre 2013

Pourquoi la méthode ABC n'est plus une usine à gaz

On a beaucoup parlé d’ABC et de tout ce qui tourne autour du pilotage par les activités (ABC, ABB, ABM). J’ai moi-même interviewé un expert français, Jean Louis Leignel, précurseur de l’ABC en France, dans ce blog en février 2013 (http://bickley-park.blogspot.fr/2013/02/faciliter-la-prise-de-decision-de.html ) et également un expert américain, Gary Cokins, en juillet 2013 (http://bickley-park.blogspot.fr/2013/07/des-kpis-la-prise-de-decision-lanalyse_12.html ) dans le but à chaque fois d’éclairer ce vocable de ce qui en fait l’essence même : aider à piloter l’entreprise.

L’objet du présent article est de rappeler ce qui a amené à la méthode ABC, à ses perfectionnements et pourquoi ce qu’elle recouvre aujourd’hui est tant d’actualité. En bref il s’agit de dépasser tous les poncifs et clichés qui circulent sur l’ABC car ils sont obsolètes depuis longtemps.


Un peu d’histoire.

Dès l’essor de la phase industrielle dans l’hémisphère nord, les économistes ont cherché à compléter les informations financières fournies par la comptabilité générale avec des éléments de comptabilité analytique plus centrés sur la performance réelle des produits. L’approche initiale consistait à répartir toutes les charges directes (main d’œuvre et matières premières) sur les produits (méthode du direct costing), tout en isolant les charges indirectes liées aux services administratifs. Ce direct costing s’est avéré valable tant que la part des charges indirectes restait faible. Mais avec le développement des services et l’accroissement des charges indirectes, il est apparu que la seule allocation des coûts directs ne reflétait plus une image réaliste de la performance des objets de coûts. Les économistes ont alors commencé à intégrer toutes les charges dans leurs analyses en passant à des méthodes de coûts complets, allouant les charges indirectes en cascade sur des sections de coûts via des clés de répartition, estimées a priori en fonction de l’appréciation de l’impact du coût des objets sur le résultat final (méthode des sections homogènes). Si la méthode des coûts complets par sections homogènes a permis de pallier certaines insuffisances du direct costing (répartition des charges indirectes), elle n’en demeure pas forcément juste. Les clés de répartition sont choisies arbitrairement et ne reflètent pas toujours la réalité du business, augmentant le risque de prendre de mauvaises décisions.

C’est là qu’intervient la méthode ABC. Son but était de limiter ces choix arbitraires et de permettre le pilotage de la performance économique de l’entreprise ; formalisée dès 1988 par Robert Kaplan, professeur à Harvard, et de James Brimson, consultant membre du CAM-I (Consortium for Advanced Management, International), elle a connu un succès rapide (50% de taux de pénétration dans les grandes entreprises américaines en 20 ans) car elle rendait possible des estimations de coûts précises et un pilotage efficace de l’entreprise. 
Comment ? Par un calcul de coûts complets où les activités de la chaîne de valeur consomment les ressources via des inducteurs de coûts, établissant un lien de causalité entre les objets et les tâches nécessaires à la production des objets. En mode ABC, l’analyse ne se fait plus par fonctions mais par activités transverses à l’organisation.





Pour autant, la diffusion de cette méthode ABC a souffert de mises en œuvre complexes et chères, avec un coût de maintenance élevé et des outils pas toujours adaptés, en particulier du fait de la technologie des systèmes d’informations qui ne permettait pas à l’époque de procéder à des calculs en temps réel. Ces écueils ont largement contribué à instaurer une forme de discrédit sur l’ABC dans les entreprises moyennes, en particulier en Europe.


Qu’est ce qui rend ABC si intéressant ?

Cette méthode modélise l’entreprise en tant que processus d’activités produisant des objets et rattache ces coûts indirects et annexes aux activités. Puis, ils sont répercutés sur les objets de coûts (produits, services, clients) selon la quantité de chaque activité consommée. Elle favorise une analyse des coûts claire et précise en mettant à jour des éventuels coûts cachés grâce à une meilleure allocation des coûts indirects. Elle permet de déterminer les produits « poids morts » et de revoir la politique tarifaire de l’entreprise. Elle met en exergue de véritables leviers de pilotage et améliore la prise de décision par des capacités de simulation (au-delà des seuls forecasts et budgets).

Sa force réside dans le fait qu’elle s’articule autour de la création de valeur dans l’entreprise ; le processus de production est décomposé en activités imbriquées et distinctes. Les activités représentent un ensemble de tâches réalisées avec des entrées et des sorties et contribuent à la création d’un objet (produits, services, clients) au sein de l’entreprise. En étant centrée sur la modélisation des processus de l’entreprise et non sur une division des coûts par fonction, l’ABC souligne l’importance de la coordination dans une organisation où chaque maillon apporte une valeur à optimiser. Le modèle ABC préconise donc une analyse en « bottom- up » de la structure des coûts indirects. Il s’agit d’abord de déterminer les objets de coûts à analyser, et de réfléchir ensuite à l’enchainement d’activités qui les conditionnent, l’ensemble constituant la chaîne de valeur de l’objet. Les coûts unitaires par objets déterminés en ABC découlent donc d’une allocation plus juste des coûts indirects basés sur des inducteurs de coûts, et non uniquement sur des clés de répartition arbitraires. En conséquence, la meilleure allocation des coûts indirects et la mise en perspective du coût de revient par objet de coût permet de dégager de véritable leviers de pilotage de la performance : les drivers de coûts. Les dirigeants de l’entreprise gardent à l’esprit la rentabilité de chaque objet de coût et ont à disposition des leviers pour agir sur le coût de revient. Concrètement, ABC aide à pister les produits poids morts, les clients non rentables ou les entités non performantes.


Mais mettre en place ABC passe nécessairement par une phase de management appelée ABM (Activity Based Management).

Une fois le pilote ABC validé et le modèle ABC installé dans l’entreprise, la dernière étape consiste à conduire le changement au sein de l’entreprise en validant les objectifs managériaux avec les dirigeants et les équipes. Le consensus autour de la méthode ABC doit être total car cela implique une réorganisation dans les façons de faire et de penser. Il est primordial de bénéficier d’un sponsor fort, la Direction Générale, pour ensuite recevoir l’acceptation des autres acteurs de l’entreprise autour des résultats mis à jour par ABC.





La méthode ABC a bénéficié d’avancées d’autres théories économiques au fil des années aboutissant à TDABC.

En 1997, Steve Anderson, diplômé d’Harvard et élève de Kaplan, crée le cabinet Acorn System spécialisé dans le conseil aux moyennes entreprises. Conscient des problèmes de mise en œuvre des systèmes ABC, il y voit une niche pour le développement d’un modèle de coûts par activité pilotée par des équations de temps. Acorn System applique cette recette avec succès dans plus de 200 entités. En 2001, Kaplan entre au conseil d’administration d’Acorn System et travaille avec Anderson sur le perfectionnement de sa méthode. En 2007, ils formalisent ensemble la méthode TDABC, qui intègre à la fois les avancées d’Anderson en matière d’équations de temps et le concept de capacité pratique mis à jour par Kaplan et Cooper en 1997.




La méthode TDABC repose sur des inducteurs de capacité généralement exprimés en unités de temps (minutes). Les activités au sein d’un même service sont tout d’abord valorisées en tâche/unité de capacité (un seul inducteur de capacité pour le service) avant d’impacter les charges sur les objets via des inducteurs d’activité. Les estimations de capacité requise sont effectuées empiriquement par les managers et ne sont plus basées sur du déclaratif en provenance des opérationnels, ce qui allège considérablement le travail de collecte de données et rend l’analyse plus scientifique. Le modèle prend enfin en compte la capacité pratique effectivement utilisée pour réaliser les tâches.


TDABC est plus facile à maintenir qu’un ABC classique.

La modélisation des activités en équations de temps rend le modèle facilement adaptable. Il est tout d’abord aisé de changer le paramétrage des données dans les systèmes d’information, non seulement en cas de changement de ressource ou capacité pratique allouée (simple input dans le système), mais aussi en cas de plus forte ou plus faible utilisation des unités de capacité (nouvelles observations consignées par le management). 

Avec ABC, le changement de paramétrage  nécessite de réinterroger les opérationnels sur leur consommation de ressources. La prise en compte d’une seule variable de capacité (généralement le temps) pour TDABC rend facile la centralisation des constats auprès de quelques managers, ce qui est rare en cas d’utilisation d’un système ABC. Il est ensuite facile d’ajouter ou de complexifier une activité dans le système. Le dictionnaire des activités TDABC définit au préalable tous les paramètres possibles des activités et de leurs « extensions ». La complexification d’une activité peut  se faire en rajoutant une ligne à l’équation de temps liée à l’activité. Le coût de changement de paramétrage et de traitement du système d’information en est ainsi fortement allégé.  A l’inverse les systèmes ABC se présentent comme des monolithes difficiles à faire évoluer. Il faut pour déterminer le coût d’une sous-activité et d’un dérivé d’activité créer une nouvelle activité dans le système et la relier à toute la chaîne de ressources depuis la phase 1, ce qui nécessite des temps de préparation, de paramétrage et de traitement d’information très importants. Le nombre de transactions dans le système en est en outre multiplié. Souvent, alors même que les systèmes ABC sont faits pour subir des mises à jour régulières, les entreprises ne procèdent pas aux changements de paramétrage nécessaires au bon pilotage de leurs activités car cela demande de consacrer trop de ressources à cet effort.

TDABC permet un vrai pilotage de la performance puisque les informations produites par le système sont allouées de façon juste et réaliste. Son mode de fonctionnement permet de plus d’étendre ses utilisations à d’autres domaines tels que les simulations, la préparation du budget, la mise en œuvre de programmes d’améliorations, la valorisation d’activité, le benchmarking…


TDABC reste de l’ABC en plus facile à maintenir.

L’évolution des travaux de Kaplan et Anderson pour passer de l’approche ABC à celle de TDABC  a permis de rendre l’ABC/M plus crédible auprès des entreprises qui souhaitent disposer d’un système de pilotage de la performance.

L’ABC classique est pertinent quand l’entreprise gère un nombre réduit de produits, services et clients alors que TDABC permet de gérer des ensembles plus nombreux et plus complexes. Dans les deux cas, l’analyse par activité, la compréhension de la chaine de valeur de l’entreprise et la mise en exergue des leviers de pilotage sont des avantages indiscutables pour prendre des décisions. Moins complexe à mettre en œuvre, TDABC est plus précis, plus facile à maintenir que l’ABC classique. Enfin, l’argument historique propre à la capacité des systèmes d’information à traiter des calculs ABC tend à disparaitre avec l’évolution de la technologie ; c’est d’ailleurs une des raisons qui a permis l’émergence de solutions spécialisées sur ABC et TDABC à côté des modules spécialisés des grands ERP (comme SAP ou Oracle) et des leaders de la Business Intelligence (tel SAS).


En conclusion, la méthode ABC a constitué une véritable révolution ; les raisons qui font qu’un projet ABC (ou TDABC) est toujours complexe ne sont pas liées à la méthode elle-même mais à ses implications managériales. C’est pourquoi l’ABM doit être combiné (voir plus haut) avec l’ABC (ou le TDABC) dès le début.

Un projet ABC n’est plus une usine à gaz dès lors que sa mise en œuvre ne rentre pas dès le début dans un niveau de détail inutile, que le système d’informations est vu dans sa globalité (utiliser ses composants là où ils sont forts) et que le management est responsabilisé (et pas seulement impliqué). La technologie n’est plus un frein ; des éditeurs de niche (comme Acorn System) en ont même fait un atout.


Thierry Biyoghé





Remerciements : cet article n’aurait pas été possible sans le formidable travail de fond réalisé par deux jeunes consultants en management, Faustine Clavier et Victor Muller, en 2012 sous ma responsabilité. Je les en remercie chaleureusement.

8 commentaires:

  1. Je ne saurai trop vous conseiller d'aller sur le site d'Acorn System créateur de TDABC: http://www.acornsys.com/

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  2. Bonjour Thierry,
    mais par essence, si l'on repart sur "des estimations de capacité" on revient à des principes de clés des "bons vieux" coûts complets.
    Dans tous les cas, l'important est que chacun comprenne que ce ne restent que des photos à un instant T d'une approche "ventilée" par produit, et qu'il ne faut pas passer par ces coûts pour faire des choix de make or buy par exemple.
    Cordialement
    Charles de Monléon

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    1. Cher Charles, la méthode ABC (et encore plus TDABC) n'est pas antinomique avec le coût complet mais se différencie bien de l'arbitraire introduit par le direct costing et les sections homogènes quant à répartir des charges indirectes. Et en plus, TDABC permet des simulations (par exemple en capacitaire) pour faire des choix de make or buy. En effet, à partir de combien dois je faire moi même ou sous traiter ? Ce n'est pas le direct costing qui le permettait.
      Enfin pour conclure, ce n'est qu'une méthode permettant d'aider à décider. Le coût n'est pas le seul critère de décision pour un entrepreneur. C'est là que nous nous rejoignons vous et moi.

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    2. J'aimerai attirer votre attention sur le fait qu'aucune méthode de contrôle de gestion n'est antinomique avec une autre. C'est bien plus une problématique d'intérêt et de compréhension des intentions de l'acteur (comprendre par là, qu'est ce que le décideur veut améliorer dans l'organisation et en jouant sur quels leviers) qui détermine la méthode.

      Enfin, l'arbitraire du coût complet est, je pense, bien souvent mal compris. Au delà de l'arbitraire il s'agit, pour le dirigeant, d'inciter son personnel à réduire l'inducteur (qui induit des coûts réels) en mettant en concurrence les responsables de son entreprise. Ainsi, le responsable qui veut minimiser son affectation de charges fixes doit minimiser l'inducteur de la direction. Ainsi, la direction réalise des économies sur l'inducteur minimisée tandis que la somme des responsables se voit affecté la même quantité de charges fixes. L'idée est donc très subtil en théorie des jeux...

      Enfin, l'ABC me semble une méthode coûteuse, qui enferme l'entreprise dans des procédures, portant en elle de nouveaux coûts cachés. En outre, c'est une méthode complexe à mettre en oeuvre.

      C'est pour cela, qu'à mon avis, je suis un partisan de la méthode coût complet qu'il faut, à mon sens, complexifier lorsque certains illogismes font qu'elle n'est pas adaptée à l'organisation. Par exemple, les coûts de R&D relatif à la conception du produit D doivent être affecté au produit D (sans passage par une clé de répartition), un centre d'analyse qui a deux postes de coûts importants (par exemple, la main d'oeuvre et le nombre de maintenance) peut avoir deux clés de répartition.

      Qu'en pensez-vous ?

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    3. Cher Amaury, la méthode du coût complet est perfectible, oui. Et de la manière dont vous le proposez dans votre exemple évidemment oui. Après, chaque entreprise fait comme elle est le mieux adaptée pour. Une entreprise qui a beaucoup de produits complexes va mettre en oeuvre un TDABC, moins coûteux qu'un ABC si elle n'a pas les moyens suffisants, mais cela lui servira pour décider des produits à conserver, à développer plus avant ou à sous traiter voire abandonner. Il n'y a donc pas de méthode miracle mais l'ABC en général est une avancée dans l'économie d'entreprise car c'est avant tout une logique de pilotage qu'elle propose. Pour cela, il faut mettre en oeuvre l'ABM.

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  3. Mettre en place une méthode de contrôle des coûts, quelle qu'elle soit, n'est jamais intuitif, facile à mettre en œuvre et à maintenir. Sans aller jusqu'à des méthodes aussi élaborées, il suffit de constater la difficulté des contrôleurs de gestion à suivre les coûts des activités de leur entreprise sur un simple principe de coûts complets : consommation d’une grande partie de leur temps à la traque et la réallocation des coûts indirects, élaboration de clés de répartition des coûts complexes et uniques pour chaque situation (nature de coût, département concerné….)...
    La méthode ABC va plus loin qu’un simple contrôle des coûts car son objectif est de les piloter et donc donner des indicateurs fiables et pertinents à partir desquels la Direction Générale sera en mesure de prendre les décisions adéquates quant à la stratégie à suivre pour atteindre les objectifs fixés pour réaliser l’ambition de son entreprise. L’ABC, et d’autant plus le TDABC, n’est plus aussi compliqué à mettre en œuvre, comme l’explique parfaitement cet article, mais ce qui se pose encore comme un frein est le changement d’habitude de travail, de mode de pensée que cela engendre.
    C’est en cela que l’ABC doit impérativement être couplé à l’ABM. L’ABC n’est autre qu’un outil de pilotage de la performance de l’entreprise qui doit donc s’appuyer sur un système de management adapté et une implication forte des responsables opérationnels de l’entreprise, impulsés par un sponsor légitime qui ne peut être autre que la Direction Générale. C’est dans cette configuration qu’il sera possible de conduire le changement amené par l’ABC et amener les acteurs de l’entreprise à s’impliquer et s’engager dans ce mode de fonctionnement.

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  4. Pourquoi aller chercher outre atlantique ce qui a été créé en France même et qui est encore plus simple et plus pertinent... la méthode UVA ?

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  5. Cher Denis, c'est un parti pris de nos consultants que de parler d'ABC qui a fait l'objet de tant de publications contradictoires.
    Pourquoi pas regarder ce qui se fait en dehors de nos frontières et qui se développe à l'international ?
    Nous aborderons probablement la méthode UVA dans ce blog en 2014 par le biais d'un article ou d'une interview car elle représente une réelle alternative à l'ABC.

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